Tribunal de la protection de |
Environmental Protection Tribunal of Canada |
Date de publication : |
Le 21 mai 2021 |
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Référence : |
Bell Canada c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 TPEC 3 |
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Numéro de dossier du TPEC : |
0028-2020 |
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Intitulé : |
Bell Canada c. Canada (Environnement et Changement climatique) |
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Demanderesse : |
Bell Canada |
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Défendeur : |
Ministre de l’Environnement et du Changement climatique du Canada |
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Objet de la procédure : Révision, au titre de l’article 15 de la Loi sur les pénalités administratives en matière d’environnement, LC 2009, c. 14, art 126, d’une pénalité infligée en vertu de l’article 7 de cette loi relativement à la violation de l’alinéa 3(a) du Règlement fédéral sur les halocarbures (2003), DORS/2003‑289, pris en vertu de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), LC 1999, ch. 33. |
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Comparutions : |
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Parties |
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Avocats |
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Bell Canada |
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Stéphane Richer Julien Boudreault
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Ministre de l’Environnement et du Changement climatique du Canada |
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Marilou Bordeleau |
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ORDONNANCE RENDUE PAR : |
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PAUL DALY |
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[1] Le Tribunal est saisi d’une demande de confidentialité déposée en forme de requête par la demanderesse, Bell Canada (« la demanderesse »). La demanderesse souhaite déposer des documents en appui aux affidavits qu’elle a déjà déposés au dossier en vue des arguments qu’elle fera valoir au stade de l’audience. Mais elle ne veut pas que les documents soient disponibles au grand public. L’article 23 de l’Ébauche des règles de procédure du Tribunal prévoit la possibilité qu’une partie dépose une telle requête. Pour sa part, le défendeur, le ministre de l’Environnement et changement climatique du Canada (« le ministre ») s’y oppose, soutenant que l’intérêt public exige que les documents ne soient pas déposés sous scellé.
[2] Le Tribunal accueille la demande de confidentialité de la demanderesse. Premièrement, le Tribunal analysera le libellé de l’article 23. Deuxièmement, le Tribunal prendra en considération les enseignements de la Cour suprême du Canada en matière de demandes de confidentialité. En l’espèce, la demande de la demanderesse satisfait les critères de la Cour suprême et est donc conforme à l’article 23. Il y a ainsi lieu d’accueillir sa demande.
Contexte
[3] La demanderesse a reçu le 11 juin 2020 un procès-verbal infligeant une sanction administrative pécuniaire de 5,000 $ en lien avec une violation de l’article 3(a) du Règlement fédéral sur les halocarbures (2003), DORS/2003-289.
[4] Selon l’article 3(a), certains rejets d’halocarbure – essentiellement des rejets de grandes quantités d’halocarbure – sont interdits.
[5] Dans le procès-verbal, le ministre allègue qu’un rejet de plus de 200 kg d’halocarbure a eu lieu le 28 mai 2019 dans un bâtiment qui abrite un centre informatique utilisé pour le fonctionnement du système de communication de la demanderesse.
[6] Par l’entremise d’une demande de révision déposée le 8 juillet 2020, la demanderesse a déclenché le processus de révision des sanctions administratives pécuniaires prévu par la Loi sur les pénalités administratives en matière d'environnement, LC 2009, c. 14, art 126 (la « LPAME »).
[7] Dans le cadre de ce processus de révision, les parties ont convenu d’un protocole de l’instance qui prévoyait la rédaction d’un exposé conjoint des faits ainsi que le dépôt d’affidavits, au besoin, y compris des documents justificatifs nécessaires.
[8] Étant donné que les parties n’ont pas pu s’entendre sur un exposé conjoint des faits significatifs, il est nécessaire de compléter le dossier avec des affidavits, appuyés par des documents justificatifs.
[9] Le 22 mars 2021, comme prévu par le protocole de l’instance, les parties déposent des affidavits au dossier.
[10] La demanderesse dépose un affidavit soussigné par Martin Girard. D’où la requête actuelle : monsieur Girard fait référence à certains documents dans son affidavit. La demanderesse souhaite produire ces documents au soutien de l’affidavit, soutenant que les documents sont nécessaires afin d’exercer son droit à une défense pleine et entière. Mais, selon la demanderesse, les documents en question sont confidentiels. Elle propose alors de les déposer sous scellé, de façon à ce que le Tribunal et les avocats du ministre y aient accès, mais sans qu’ils ne soient disponibles au grand public.
[11] Spécifiquement, les documents visés par la requête actuelle sont les suivants :
a) copies du Real Estate Management Services Agreement conclus entre Bell et BGIS O&S Solutions (« BGIS »), de ses annexes « A » et « B », et des ententes modificatrices (collectivement, le « Contrat de gestion immobilière »), en liasse (pièce P-1);
b) la copie de la Procédure Environnementale ENV 040 – Directives concernant les substances appauvrissant la couche d’ozone (SACO) (pièce P-2);
c) la copie de la Procédure Environnementale ENV 001 – Gestion des incidents environnementaux – procédure interne (la « Procédure ENV 001 ») (pièce P-3);
d) la copie de la Procédure environnementale ENV-016 – Signalement des incidents (pièce P-4);
e) la copie du Halocarbon Management Standard (pièce P-5); et
f) la copie des Guidelines Halocarbon BGIS (pièce P-6).
[12] Pour ce qui est du contrat de gestion immobilière, le ministre s’en remet à la discrétion du Tribunal, mais pour ce qui est des autres documents visés par la requête actuelle, le ministre s’oppose fermement à la proposition qu’ils sont déposés sous scellé.
Questions en litige
[13] Le Tribunal doit décider s’il y a lieu de permettre à la demanderesse de déposer sous scellé les documents justificatifs en soutien de l’affidavit de Martin Girard. Deux questions se posent :
a) Quel est le cadre analytique que doit suivre le Tribunal lorsqu’il est saisi d’une requête déposée sous l’égide de l’article 23 de l’Ébauche des règles de procédure, tout en considérant comment la jurisprudence en matière de justice ouverte s’applique à un tribunal administratif?
b) Appliquant ce cadre analytique aux documents visés par la requête actuelle, le Tribunal doit-il accueillir la requête et, le cas échéant, à quelles conditions?
Analyse et constatations
Comment analyser les demandes de confidentialité déposées au Tribunal
[14] Commençons par le libellé de l’article 23 de l’Ébauche des règles de procédure:
[23.1] Le réviseur qui préside doit mettre à la disposition du public, pour consultation, tout document déposé au Tribunal, à moins que le déposant fasse demande de confidentialité au moment du dépôt, exigeant que ceux-ci demeurent confidentiels.
[23.2] Toute demande de confidentialité concernant un document déposé auprès du réviseur qui préside ou requis par ce dernier doit contenir les motifs sur lesquels elle est fondée et, s'il y est allégué que le manque de confidentialité peut causer directement un préjudice réel et sérieux, elle doit contenir des précisions suffisantes sur la nature et l'étendue des dommages.
[23.3] La demande de confidentialité est versée au dossier public de l'instance en révision et copie de la demande doit être transmise aux parties et aux intervenants, lorsque présents, par l'auteur de la demande de confidentialité.
[23.4] L'auteur de la demande de confidentialité doit transmettre au réviseur qui préside un résumé non confidentiel des informations qui seront versées au dossier public.
[23.5] Une partie ou une partie intervenante requérant la divulgation publique d'informations faisant l'objet d'une demande de confidentialité, peut présenter requête au réviseur qui préside. L'auteur de la demande doit en donner les motifs, notamment la pertinence du document par rapport à l'instance en révision et les considérations d'ordre public.
[23.6] En statuant sur la confidentialité de l'information transmise au réviseur qui préside, celui-ci doit prendre en considération les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels et de la Loi sur l'accès à l'information.
[23.7] Lorsqu'une personne fait une demande de confidentialité, le réviseur peut procéder ou ordonner à la divulgation totale ou partielle, après avoir entendu l'auteur de la demande et les personnes intéressées au nom de l'intérêt public, de l'équité et de la justice naturelle. |
[23.1] Where a document is filed with the presiding Review Officer, the Review Officer will make the document available for inspection unless a Party asserts a claim of confidentiality at the time of the filing.
[23.2] Any claim for confidentiality made in connection with a document filed with the presiding Review Officer or requested by the presiding Review Officer must be accompanied by reasons for the claim of confidentiality and, where it is alleged that specific direct harm would occur from a breach of confidentiality, sufficient details regarding the nature and extent of harm must be provided.
[23.3] A claim for confidentiality will be placed on the public record of the review and a copy of the claim must be provided to the Parties and Intervenors, if any, by the person claiming confidentiality.
[23.4] The Party claiming confidentiality must provide the presiding Review Officer with a non-confidential summary or a non-confidential edited version of the information, which will be placed on the public record.
[23.5] A Party to a proceeding or an Intervenor seeking the public disclosure of information for which confidentiality has been claimed may request the presiding Review Officer to order disclosure. The person seeking disclosure must set out reasons for the request, including the relevance of the document to the review and public interest considerations, if any.
[23.6] In determining whether information provided to the presiding Review Officer is of a confidential nature, the presiding Review Officer will take into account the provisions of the Privacy Act and the Access to Information Act.
[23.7] Where a Party has asserted a claim to confidentiality, the Review Officer may disclose or require the disclosure where he or she determines, after considering the representations from the Party and other interested persons, that disclosure, in full or in part, is in the public interest or is required by fairness and natural justice. |
[15] L’article 23.1 n’est pas un modèle de clarté.
[16] Lu de façon littéraliste, l’article 23 prévoit qu’une demande de confidentialité doit être accueillie automatiquement. Tant qu’il y a une « demande de confidentialité au moment du dépôt » (l’article 23.1) et que la demanderesse se conforme aux exigences prévues dans l’article 23.2, 23.3 et 23.4, le Tribunal ne jouit d’aucune discrétion. Si, par la suite, une autre partie ou un intervenant demande au Tribunal de divulguer le document (l’article 23.5), le Tribunal peut le faire « après avoir entendu l'auteur de la demande et les personnes intéressées » (l’article 23.7). Simplement dit, il s’agirait d’un processus à deux étapes : (1) le dépôt des documents sous scellé et (2) la décision de les divulguer ou non ayant entendu des représentations. Voilà la position de la demanderesse.
[17] Pour le ministre, l’article 23 doit être interprété à la lumière d’un principe fondamental du droit public canadien, soit la justice ouverte. D’abord, l’article 23 énonce comme principe général que tout document déposé au Tribunal sera accessible au grand public. D’ailleurs, la publicité des débats judiciaires est un principe fondamental, à ne pas être écarté à la légère. Qui plus est, une demande de confidentialité doit être accompagnée par des « précisions » concernant un préjudice « réel et sérieux », une exigence qui cadre difficilement avec la proposition que la demande doit automatiquement être accueillie. Enfin, l’article 23 reprend plusieurs concepts présents dans la jurisprudence concernant la justice ouverte, tels que l’intérêt public et la justice naturelle : voir Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 RCS 522.
[18] Le Tribunal retient l’argument du ministre à cet égard.
[19] De prime abord, le principe de la justice ouverte (ou de la publicité des débats judiciaires) est incontournable, autant dans le contexte d’un processus de révision devant le Tribunal que dans le contexte judiciaire : Toronto Star v. AG Ontario, 2018 ONSC 2586, aux pars 54-55. Précisons que ce principe repose sur des assises constitutionnelles solides, parce que la publicité des débats judiciaires nourrit le débat public, permettant aux individus d’exercer leur droit constitutionnel à la liberté d’expression : Charte canadienne des droits et libertés, article 2b) (un principe qui est repris dans des dispositions quasi-constitutionnelles telles que la Déclaration canadienne des droits, SC 1960, c 44, articles 1d) et 1f) et la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12, article 3).
[20] Il est vrai que l’application du principe peut être nuancée dans certains contextes administratifs, mais quant aux tribunaux administratifs exerçant des fonctions juridictionnelles (un terme français dont l’équivalent en anglais est « quasi-judicial »), la position à l’effet que le principe de justice ouverte s’applique est claire : Canadian Broadcasting Corporation v. Ferrier, 2019 ONCA 1025, aux pars 50-51.
[21] Le Parlement a consacré au Tribunal une fonction juridictionnelle : lorsqu’il est dûment saisi d’une demande de révision, le Tribunal vérifie que la violation telle qu’alléguée dans le procès-verbal a bel et bien eu lieu et que le montant de la sanction administrative pécuniaire ainsi imposée a été calculée conformément aux règles prévues par le législateur. Le Tribunal tranche ainsi, de façon impartiale et indépendante, des différends entre le gouvernement et ses citoyens. Il s’agit, simplement dit, le l’application de normes objectives aux faits déterminés suite à un processus contradictoire : voir par ex F. Legault c. Canada (Environnement et Changement climatique); R. Legault c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 TPEC 1. Voici la définition même d’une fonction juridictionnelle. Il s’ensuit que les exigences de justice ouverte s’appliquent au Tribunal.
[22] Il y a donc lieu d’interpréter l’article 23 à la lumière du principe de justice ouverte. Le point de départ est que toute instance devant le Tribunal devra être accessible au grand public.
[23] En revanche, selon l’Ébauche des règles de procédure, la justice ouverte est le point de départ, autant dans l’article 23.1 que dans l’article 25.1 concernant les audiences. Dans les deux cas, le principe général est celui de la justice ouverte : les documents déposés ne sont pas caviardés; les audiences ne se tiennent pas à huis clos. Si une partie veut faire exception à ce principe général, il faut déposer une demande bien motivée et en bonne et due forme.
[24] L’interprétation du ministre cadre mieux avec le principe de la justice ouverte. Le Tribunal ne peut pas, sans violer ce principe fondamental, accéder automatiquement à une demande de confidentialité. Il faut plutôt entreprendre une analyse détaillée de la demande et ses motifs sous-jacents afin de déterminer s’il y a lieu de déroger au principe fondamental de justice ouverte.
[25] Deuxièmement, l’interprétation du Ministre cadre convenablement avec le libellé de l’article 23. Exiger d’une partie souhaitant déposer des documents au Tribunal sous scellé de bien motiver sa demande de confidentialité, comme le veut l’article 23.2, mais de regarder ses motifs seulement si, plus tard, une partie ou un intervenant dépose à son tour une demande de divulgation serait absurde. Si l’objectif était d’imposer un processus à deux étapes (demande de confidentialité suivie, le cas échéant, par une demande de divulgation), l’exigence de motiver la demande de confidentialité serait caduque. Idéalement, il faut favoriser une interprétation de l’article 23 qui est cohérente et qui donne un sens à chaque élément qui s’y trouve. Analyser de façon globale toute demande de confidentialité au moment que la demande est faite cadre, comme nous l’avons dit, convenablement avec le libellé de l’article 23.
[26] En troisième lieu, un processus à deux étapes serait inefficace. Or, le législateur a signalé sa volonté que le processus de révision devant le Tribunal soit un processus moins lourd et plus souple que le processus judiciaire : voir la LPAME, article 3. L’interprétation du ministre cadre bien avec cette volonté législative.
[27] Quatrièmement, le ministre plaide à juste titre que l’article 23 reprend des concepts développés par la Cour suprême du Canada dans sa jurisprudence en matière des demandes de confidentialité. Comme nous l’expliquerons plus en détail ci-dessous, les concepts d’intérêt public et de justice naturelle repris dans l’article 23 se trouvent de premier plan dans l’arrêt Sierra Club. Dans ledit arrêt, la Cour suprême n’a pas prévu un processus à deux étapes, mais bien un processus intégré, dans lequel une demande de confidentialité n’est jamais accueillie automatiquement. Bien que le libellé de la règle 151 des Règles des Cours fédérales dont il était question dans Sierra Club soit différent de celui de l’article 23, la Cour suprême est claire à l’effet que n’importe quelle demande de confidentialité soulève des inquiétudes parce qu’elle porte atteinte au principe de justice fondamentale :
Milite contre l’ordonnance de confidentialité le principe fondamental de la publicité des débats judiciaires. Ce principe est inextricablement lié à la liberté d’expression constitutionnalisée à l’al. 2b) de la Charte : Nouveau‑Brunswick, précité, par. 23. L’importance de l’accès du public et des médias aux tribunaux ne peut être sous‑estimée puisque l’accès est le moyen grâce auquel le processus judiciaire est soumis à l’examen et à la critique. Comme il est essentiel à l’administration de la justice que justice soit faite et soit perçue comme l’étant, cet examen public est fondamental. Le principe de la publicité des procédures judiciaires a été décrit comme le « souffle même de la justice », la garantie de l’absence d’arbitraire dans l’administration de la justice : Nouveau‑Brunswick, par. 22 (Sierra Club au par 52).
[28] Il s’ensuit qu’une demande de confidentialité déposée sous l’égide de l’article 23 exige un examen en profondeur de la nature de la demande et les motifs la soutenant afin de déterminer s’il y a lieu de l’accueillir, et cela, comme nous l’avons expliqué, autant dans le domaine d’un tribunal administratif exerçant une fonction juridictionnelle que dans le domaine judiciaire proprement dit.
[29] La Cour suprême a identifié les exigences quant à un tel examen dans Sierra Club, vers lesquelles nous nous tournons maintenant.
Les critères de Sierra Club
[30] Dans Sierra Club, la Cour suprême a énoncé un test à deux étapes pour l’analyse d’une demande de confidentialité. Une demande sera rejetée, sauf si :
a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;
b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.
[31] Il y a ainsi un aspect de nécessité à la première étape et aussi un aspect de proportionnalité à la deuxième étape, le tout évalué au moment que la demande de confidentialité est faite.
[32] Quant à l’aspect de nécessité, la Cour suprême rajoute trois spécifications :
(1) le risque en cause doit être réel et important, en ce qu’il est bien étayé par la preuve et menace gravement l’intérêt commercial en question (au par 54);
(2) Pour être qualifié d’« intérêt commercial important », l’intérêt en question ne doit pas se rapporter uniquement et spécifiquement à la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité; il doit s’agir d’un intérêt qui peut se définir en termes d’intérêt public à la confidentialité … les tribunaux doivent déterminer avec prudence ce qui constitue un « intérêt commercial important ». Il faut rappeler qu’une ordonnance de confidentialité implique une atteinte à la liberté d’expression. Même si la pondération de l’intérêt commercial et de la liberté d’expression intervient à la deuxième étape de l’analyse, les tribunaux doivent avoir pleinement conscience de l’importance fondamentale de la règle de la publicité des débats judiciaires (aux pars 55-56);
(3) l’expression « autres options raisonnables » oblige le juge non seulement à se demander s’il existe des mesures raisonnables autres que l’ordonnance de confidentialité, mais aussi à restreindre l’ordonnance autant qu’il est raisonnablement possible de le faire tout en préservant l’intérêt commercial en question (au par 57).
Application des critères de Sierra Club aux documents visés par la demande de confidentialité
[33] Il est nécessaire d’examiner chaque document visé par la demande de confidentialité afin de déterminer s’il y a lieu de permettre à la demanderesse de les déposer sous scellé. Il sera donc nécessaire de décrire chaque document, en se fiant sur des renseignements fournis par la demanderesse. Nous analyserons en premier lieu la question de nécessité et par la suite celle de proportionnalité.
Nécessité
[34] Les documents sont tous expressément confidentiels.
[35] Le premier document est le contrat de gestion immobilière. Celui-ci est expressément un document confidentiel. La demanderesse fait référence à l’article 36 de l’Annexe A au contrat : « notwithstanding anything to the contrary, this Agreement and the transactions contemplated hereby shall be deemed Confidential Information » (en anglais seulement).
[36] Les deuxième, troisième et quatrième documents sont les procédures environnementales de la demanderesse. Ces documents sont confidentiels, selon les termes de l’Annexe B du contrat de gestion immobilière. L’extrait pertinent est le suivant :
Ownership of all Bell environment-related procedures are the exclusive property of Bell. For greater certainty, Service Provider hereby assigns and agrees to assign in the future to Bell any present and future intellectual property rights it has in said environment related procedures. All environmental related procedures developed by Service Provider for Bell or by Bell prior to, or after, the Service Commencement Date shall be deemed to be Bell’s Background Intellectual Property and Bell’s Foreground Intellectual Property respectively. If Service Provider wishes to issue individual instructions/procedures on a piecemeal basis, such instructions/procedures are to be submitted to Bell for its review and approval prior to being issued.
(…)
All Bell-owned information pertaining to the Environmental Management Services, including but not limited to procedures, practices, legal analyses, gap analyses, corrective measures, AWP, and CEAP, content of information systems, is not to be used for commercial purposes by Service Provider, nor is it to be divulged to any third parties without the expressed consent of Bell and shall be considered Confidential Information of Bell for purposes of this Agreement (en anglais seulement).
[37] Le cinquième document, Halocarbon Management Standard de BGIS comporte la mention suivante: «This document contains trade secrets and proprietary information of BGIS Global Integrated Solutions. Disclosure of this publication is absolutely prohibited without the express written permission of BGIS Global Integrated Solutions » (en anglais seulement).
[38] Il est clair que ces documents satisfont au critère de nécessité tel qu’élaboré dans Sierra Club. Nous pouvons citer la Cour suprême à cet égard.
Par exemple, une entreprise privée ne pourrait simplement prétendre que l’existence d’un contrat donné ne devrait pas être divulguée parce que cela lui ferait perdre des occasions d’affaires, et que cela nuirait à ses intérêts commerciaux. Si toutefois…la divulgation de renseignements doit entraîner un manquement à une entente de non‑divulgation, on peut alors parler plus largement de l’intérêt commercial général dans la protection des renseignements confidentiels (Sierra Club, au par 55, nous soulignons).
[39] Les intérêts invoqués par la demanderesse ont la qualité transcendante requise, c’est-à-dire qu’il s’agit ici non seulement d’atteintes aux intérêts commerciaux de la demanderesse, mais d’atteintes possibles à l’intérêt public dans la confidentialité des documents commerciaux, sans laquelle il serait plus difficile, voire parfois impossible, pour des parties contractantes d’entamer des relations contractuelles.
[40] Le sixième document est le Guidelines Halocarbon BGIS. Il ne comprend pas de mention expresse de confidentialité. Néanmoins, selon la demanderesse, ce document appartient à un tiers et, représentant son savoir-faire en matière de gestion des équipements contenant des halocarbures, a toujours été traité comme étant confidentiel : Affidavit de Martin Girard au soutien de la requête en confidentialité, au par 18.
[41] D’ailleurs, pour ce qui est des six documents, leur divulgation pourrait nuire à des intérêts commerciaux de la demanderesse et de BGIS, soit en donnant un avantage indu à des concurrents, soit en mettant à la disposition du grand public le savoir-faire développé par la demanderesse et BGIS en matière de gestion environnementale : Affidavit de Martin Girard au soutien de la requête en confidentialité, au par 19.
[42] Étant donné que les documents sont expressément confidentiels (ou, dans le cas du sixième, a toujours été traité comme tel), la demanderesse satisfait à l’exigence de nécessité.
[43] Au titre du critère de nécessité, le ministre soulève la pertinence des documents visés par la demande de confidentialité dans le cadre du processus de révision. Soutenant que les documents ne sont pas pertinents parce qu’ils semblent être destinés à appuyer une défense de diligence raisonnable qui n’est pas admissible sur le fond (voir la LPAME, art. 11), le ministre prétend que la confidentialité des documents ne peut pas être nécessaire : si les documents ne le sont pas, la confidentialité ne peut pas l’être non plus.
[44] Le Tribunal ne peut retenir cet argument du ministre. Avec égards, le ministre fait fausse route en utilisant le sens commun de nécessité plutôt que le sens technique qui s’y rattache dans le contexte actuel. Le concept de nécessité tel que développé par la Cour suprême dans Sierra Club s’applique dans des situations où la confidentialité « est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important » (au par 53) et non pas par rapport à des situations pour lesquelles le document en question serait « nécessaire » (du sens commun du terme) au litige.
[45] L’argument du ministre concernant la pertinence des documents est plutôt un argument concernant le critère de proportionnalité.
Proportionnalité
[46] En ce qui a trait à la proportionnalité, le Tribunal doit trouver un juste équilibre entre deux principes fondamentaux, soit la justice ouverte et la justice naturelle : « les effets bénéfiques de l’ordonnance de confidentialité, y compris ses effets sur le droit de l’appelante à un procès équitable, doivent être pondérés avec ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur le droit à la liberté d’expression, qui à son tour est lié au principe de la publicité des débats judiciaires » (Sierra Club, au par 69).
[47] Selon la demanderesse, les documents visés par sa demande de confidentialité sont pertinents et importants pour sa défense dans le cadre du processus de révision.
[48] Rappelons, à ce titre, que la violation alléguée sous-tendant le procès-verbal dont la demanderesse demande la révision concerne l’article 3 du Règlement fédéral sur les halocarbures (2003), DORS/2003-289:
Il est interdit de rejeter un halocarbure — ou d’en permettre ou d’en causer le rejet — contenu, selon le cas : a) dans un système de réfrigération ou de climatisation, ou dans tout contenant ou dispositif complémentaire, sauf si le rejet se fait à partir d’un système à vidange qui émet moins de 0,1 kg d’halocarbure par kilogramme d’air vidangé dans l’environnement; b) dans un système d’extinction d’incendie ou dans tout contenant ou dispositif complémentaire, sauf pour lutter contre un incendie qui n’est pas allumé à des fins de formation ou si le rejet a lieu durant la récupération des halocarbures aux termes de l’article 7; c) dans un contenant ou du matériel servant à la réutilisation, au recyclage, à la régénération ou à l’entreposage d’un halocarbure. |
No person shall release, or allow or cause the release of, a halocarbon that is contained in (a) a refrigeration system or an air-conditioning system, or any associated container or device, unless the release results from a purge system that emits less than 0.1 kg of halocarbons per kilogram of air purged to the environment; (b) a fire-extinguishing system or any associated container or device, except to fight a fire that is not set for training purposes, or unless the release occurs during the recovery of halocarbons under section 7; or (c) a container or equipment used in the reuse, recycling, reclamation or storage of a halocarbon. |
[49] La défense que la demanderesse compte présenter est la suivante, telle qu’expliquée dans sa requête :
27. À cet égard, les documents visés par la requête en confidentialité permettront entre autres d’établir que Bell a effectivement transféré la garde, le contrôle et la surveillance du système de climatisation en cause, de telle sorte que — dans la mesure la fuite pouvait être évitée, ce qui est nié — Bell n’aurait pas été en position de la prévenir.
28. De manière subsidiaire, sur le plan des mesures d’application de la loi, les documents visés par la requête en confidentialité permettront d’établir que Bell s’assure — notamment en imposant des obligations contractuelles en ce sens — que son gestionnaire immobilier, BGIS, prenne toutes les mesures nécessaires pour que les équipements contenant des halocarbures soient conformes aux exigences légales et réglementaires, dont le Règlement.
[50] Pour sa part, le ministre soutient que la demanderesse compte clairement invoquer une défense de diligence raisonnable, qui est expressément exclue par la LPAME. Selon le ministre, faisant référence à cet égard à la récente ordonnance du Tribunal dans BCE Inc. c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 TPEC 2, puisque cette défense est vouée à l’échec, les documents ne peuvent donc pas être pertinents. Il n’y aurait, selon le ministre, aucun effet sur le droit à la demanderesse à un procès équitable et il s’ensuit donc que la demande de confidentialité doit être rejetée.
[51] Le Tribunal est d’avis que la demande de confidentialité satisfait au critère de proportionnalité tel qu’élaboré par la Cour suprême du Canada dans Sierra Club.
[52] D’abord et avant tout, la demanderesse semble soulever une défense valable. Certes, comme le ministre le plaide, la LPAME prévoit un régime de responsabilité absolue dans le cadre duquel les moyens de défense sont limités. La défense de diligence raisonnable est exclue : F. Legault c. Canada (Environnement et Changement climatique); R. Legault c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 TPEC 1, aux pars 51-52; Sirois c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2020 TPEC 6, au par 41; Fontaine c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2020 TPEC 5, au par 2; Kruger c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2020 TPEC 1, au par 14; Bhaiyat c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2019 TPEC 1, aux pars 44-45; Hoang c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2019 TPEC 2, au par 19. Mais la demanderesse ne soulève la possibilité de diligence raisonnable que de « manière subsidiaire ». L’argument de la demanderesse est plutôt qu’elle n’est pas visée par l’article 3 du Règlement.
[53] D’une part, il s’agit d’une question d’interprétation législative, ou plus précisément de la portée d’une disposition réglementaire. Le Tribunal déjà à quelques reprises a entendu des arguments concernant la portée d’une disposition réglementaire : Nyobe c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2020 TPEC 7; Kruger c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2020 TPEC 1; 1952157 Ontario Inc. c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2019 TPEC 5; En outre, dans Nyobe et Kruger, le Tribunal a même décidé que les dispositions en question ne s’étendaient pas à la violation alléguée ou au montant imposé comme sanction administrative pécuniaire.
[54] D’autre part, la LPAME préserve des moyens de défense basés sur le droit commun dans son article 11(2) : « Les règles et principes de la common law qui font d’une circonstance une justification ou une excuse dans le cadre d’une poursuite pour infraction à une loi environnementale s’appliquent à l’égard d’une violation dans la mesure de leur compatibilité avec la présente loi. » (“Every rule and principle of the common law that renders any circumstance a justification or excuse in relation to a charge for an offence under an Environmental Act applies in respect of a violation to the extent that it is not inconsistent with this Act.”) En l’espèce, le principe du droit criminel voulant qu’une personne ne soit pas imputable pour des actions qu’elle ne contrôle pas – la défense d’automatisme – trouve écho.
[55] De toute manière, comme la demanderesse le soutient à juste titre, nous sommes à un stade préliminaire du processus de révision. Il incombe au Tribunal de privilégier une approche large et libérale afin de veiller à ce que la demanderesse puisse faire valoir ses moyens de défense.
[56] D’ailleurs, la Cour suprême s’est exprimée dans Sierra Club au sujet de la possibilité que des documents visés par une ordonnance de confidentialité ne s’avèrent pas pertinents :
Pour traiter des effets qu’aurait l’ordonnance de confidentialité sur la liberté d’expression, il faut aussi se rappeler qu’il se peut que l’appelante n’ait pas à soulever de moyens de défense visés par la LCÉE, auquel cas les documents confidentiels perdraient leur pertinence et la liberté d’expression ne serait pas touchée par l’ordonnance. Toutefois, puisque l’utilité des documents confidentiels ne sera pas déterminée avant un certain temps, l’appelante n’aurait plus, en l’absence d’ordonnance de confidentialité, que le choix entre soit produire les documents en violation de ses obligations, soit les retenir dans l’espoir de ne pas avoir à présenter de défense en vertu de la LCÉE ou de pouvoir assurer effectivement sa défense sans les documents pertinents. Si elle opte pour le premier choix et que le tribunal conclut par la suite que les moyens de défense visés par la LCÉE ne sont pas applicables, l’appelante aura subi le préjudice de voir ses renseignements confidentiels et délicats tomber dans le domaine public sans que le public n’en tire d’avantage correspondant. Même si sa réalisation est loin d’être certaine, la possibilité d’un tel scénario milite également en faveur de l’ordonnance sollicitée.
En arrivant à cette conclusion, je note que si l’appelante n’a pas à invoquer les moyens de défense pertinents en vertu de la LCÉE, il est également vrai que son droit à un procès équitable ne sera pas entravé même en cas de refus de l’ordonnance de confidentialité. Je ne retiens toutefois pas cela comme facteur militant contre l’ordonnance parce que, si elle est accordée et que les documents confidentiels ne sont pas nécessaires, il n’y aura alors aucun effet préjudiciable ni sur l’intérêt du public à la liberté d’expression ni sur les droits commerciaux ou le droit de l’appelante à un procès équitable. Cette issue neutre contraste avec le scénario susmentionné où il y a refus de l’ordonnance et possibilité d’atteinte aux droits commerciaux de l’appelante sans avantage correspondant pour le public. Par conséquent, le fait que les documents confidentiels puissent ne pas être nécessaires est un facteur en faveur de l’ordonnance de confidentialité (aux pars 88-89).
[57] Selon le Tribunal, la situation dans le dossier actuel est semblable. Si, comme le ministre le prétend, les documents ne sont pas pertinents, une ordonnance de confidentialité ne porterait ni atteinte au principe de justice ouverte ni atteinte à l’équité du processus. Et si une ordonnance de confidentialité est accordée, et que les documents s’avèrent pertinents, la situation serait neutre – bien que l’ordonnance porterait atteinte à la liberté d’expression, elle faciliterait la recherche de la vérité. Pourtant, si une ordonnance de confidentialité est refusée, et que les documents ne s’avèrent pas pertinents, le Tribunal porterait ainsi atteinte aux intérêts commerciaux légitimes de la demanderesse sans qu’il n’y ait un quelconque bénéfice pour l’intérêt public et la recherche de la vérité.
[58] Le ministre soulève l’ordonnance récente dans BCE Inc. c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 TPEC 2. Là, pourtant, le contexte était tout autre. La demanderesse y recherchait des documents détenus par le ministre, faisant ainsi appel aux pouvoirs coercitifs du Tribunal envers le ministre. Par ailleurs, le concept de nécessité y était d’une importance capitale, circonscrivant de façon étroite le pouvoir du Tribunal d’exiger la divulgation de documents. Invoqué en l’espèce était l’article 15 de l’Ébauche des règles de procédure, qui prévoit que le Tribunal peut exiger la divulgation de documents « qu'il juge nécessaires pour pouvoir acquérir pleine connaissance de l'objet de la procédure de révision » (“necessary in order to obtain a full and satisfactory understanding of the subject matter of the review”). Dans le cadre analytique de Sierra Club, par contre, la nécessité a un sens qui est complètement différent.
[59] Le Tribunal est donc d’avis que la demanderesse satisfait au critère de proportionnalité tel qu’élaboré par la Cour suprême dans Sierra Club.
Résumé
[60] Le Tribunal accueille la demande de confidentialité de la demanderesse, et cela dans son entièreté.
Décision
[61] La demande de confidentialité est accueillie.
Requête accueillie Directives procédurales données |
« Paul Daly » |
PAUL DALY RÉVISEUR |